Ça y est, hier j’ai terminé la première saison de True Detective. Comme la plupart, je suis complètement bluffé par cette série de haut vol d’une qualité rare. Loin de moi l’idée de vous en faire une analyse détaillée au niveau du storytelling ou de la symbolique, d’autres feront ça mieux que moi. Ce que je vous propose, c’est de partager 5 astuces de mise en scène de la série qui sont directement transposables à votre table de jeu.
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Attention, alerte spoilers, le texte qui suit prend pour acquit que vous avez vu la série.
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1. Faux rythme, vraie tension
True Detective surprend le spectateur habitué aux séries actuelles. Celles où ça part dans tous les sens, où il y a un rebondissement toutes les 3 minutes et où les scènes d’action reviennent à intervalle régulier pour rythmer le tout. True Detective prend le contre-pied de ces séries pétaradantes en évoluant sur un rythme lent qui laisse la part belle aux plans larges, aux longs dialogues et aux scènes d’exposition. En gros il y a trois scènes « d’action » sur toute la série, et la première ne vient pas avant l’épisode 4. Et pourtant la tension monte au fil de la série, sur une pente légère au début, certes, mais de manière continue, au point que jamais vous n’avez la sensation de vous ennuyer. Je sortais d’un épisode de True Detective plutôt tendu, et très envieux de connaître la suite. L’état dans lequel vous aimeriez laisser vos joueurs en fin de partie, en fait.
Ça m’a fait réfléchir. Dans mes parties, j’apporte une très grande importance au rythme. J’aime que ça bouge, que ça ne traîne pas en route. Si ça ralentit, j’envoie les ninjas défoncer la porte pour remettre du rythme. Le visionnage de True Detective me fait penser que ce rythme endiablé n’est pas toujours utile à la partie. Si la tension est par ailleurs intense, le rythme peut rester lent. Pour ce faire, le thème du scénario doit être suffisamment prégnant pour que les joueurs le ressentent, il faut que l’intrigue soit passionnante pour que les joueurs soient intéressés, et il faut tout de même que ça foute un peu les chocottes, ou que ce soit un peu malsain pour maintenir tout le monde attentif et anxieux.
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2. Le flashback qui tue
Les deux tiers de True Detective se déroulent dans un long flashback qui nous renvoie en 1995. Le flashback, c’est déjà délicat à mettre en scène à la télé et au cinéma (au point qu’on déconseille la technique aux jeunes scénaristes), mais c’est encore plus complexe en jeu de rôle. Pour deux raisons. La première, c’est qu’une grande partie de la tension à table vient de la peur de perdre son personnage. Or, forcément, dans un flashback, votre perso ne peut pas mourir puisqu’il est toujours vivant dans le présent (à moins d’un truc zarbi ou fantastique). La seconde, c’est que souvent le scénario est plutôt linéaire, ou tout du moins le MJ le propose comme tel. Du coup le MJ devient tyrannique pour que l’action du flashback puisse être logiquement suivie de l’action du présent. Ce qui fait que les joueurs se sentent bridés.
True Detective nous enseigne comment éviter ces deux écueils.
Certes, on sait que pendant le flashback en 1995, aucun des deux héros ne peut mourir puisqu’ils sont bien vivants en 2012. Et pourtant il y a de la tension. Parce que simplement on ne s’intéresse pas à leur survie, mais aux indices et aux révélations qu’ils vont découvrir, à l’horreur dans laquelle ils vont s’enfoncer. Ils ne vont pas mourir, mais il ne vont pas aller mieux pour autant, car leur enquête difficile va avoir un impact sur leur vie personnelle qui est une autre source de tension. Finalement, comme dans le point précédent, l’important c’est d’avoir une intrigue et un thème forts pour garder la tension, même si on sait que les personnages ne risquent pas de mourir.
La tension vient aussi de l’incertitude quant à ce qui arrive aux personnages. Dans le flashback, Rustin Cohle (Matthew McConaughey) apparaît physiquement affûté, propre et net. Dans le présent, il est négligé, sale et complètement imbibé d’alcool. « Qu’est-ce qui a bien pu arriver à ce type entre-temps » est la question qui nous maintient en haleine, qui ajoute à la tension. Ceci est bien plus difficile à mettre en scène en jeu de rôle, puisque les joueurs sont à la fois spectateurs et acteurs, et ne peuvent pas être maintenus en haleine par le devenir de leur propre personnage. Par contre, vous pouvez placer dans le flashback un PNJ qu’ils connaissent bien et le montrer sous un jour très différent. Les joueurs se demanderont ainsi ce qui a pu arriver au PNJ dans l’intervalle pour qu’il soit ainsi transformé.
Pour éviter la linéarité forcée par l’utilisation du flashback, True Detective met en scène des périodes très éloignées (1995 et 2012). Ce faisant, quoi qu’il se passe en 1995, l’action peut reprendre où elle veut en 2012. C’est tout à fait transposable en jeu de rôle: plutôt que de jouer un flashback qui a lieu dans un passé fort proche du présent, placez un flashback qui se situe des années en arrière. Ainsi, même si les personnages sont maintenant de l’autre côté du monde, ça ne pause aucun problème. Par contre, il est important que l’action du passé ait un impact sur le présent. Pour le rappeler aux joueurs, la série nous donne aussi un truc: en 1995, suite au meurtre de Dora Lange, des panneaux sont placés le long des routes, comme un appel à témoin « qui m’a tuée ? Appelez ce numéro si vous avez des informations ». En 2012, Rustin Cohle repasse sur la même route. Le panneau est toujours là. Défraîchi, à moitié démoli, mais toujours là. Il rappelle au spectateur que l’horreur continue et que l’affaire n’est pas close. Les joueurs devraient être sensibles à ce genre de détails aussi.
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3. Des arcs de personnage forts
Un arc de personnage est une histoire parallèle à l’intrigue principale qui s’intéresse à la vie d’un personnage. Tout au long de son arc, le personnage va évoluer. True Detective utilise cette technique avec brio puisqu’on s’intéresse autant à l’intrigue qu’à l’évolution de Rustin Cohle et Martin Hart. S’il y a peu de liens entre l’histoire des meurtres et la vie des enquêteurs, il existe bel et bien un lien thématique important. Le tueur traîte les femmes avec horreur, ce qui n’est pas sans rappeler le comportement de Hart, qui vit une relation conflictuelle avec toutes les femmes de son entourage, qu’il s’agisse de son épouse, de ses filles ou même de sa maîtresse. La vie de Cohle est aussi liée thématiquement aux meurtres puisque son divorce a été causé par la mort de sa fille, ce qui n’est pas sans rappeler l’affreux destin de la petite Marie Fontenot.
Une grande campagne de jeu de rôle se doit de contenir des arcs de personnages. Ce n’est pas toujours évident car ils sont souvent quatre, cinq ou plus, mais l’implication des joueurs n’est jamais aussi forte que quand c’est la vie de leur perso qui se joue dans la partie. Si vous parvenez à lier ces arcs de personnage au thème de votre campagne, alors vous toucherez le gros lot. En effet, vos joueurs sont loin d’être bêtes, et un lien thématique, même diffus, est toujours perçu inconsciemment. Ça ne peut pas marcher avec tout le monde (certains joueurs viennent juste pour tuer des monstres) et ça n’est pas facile à mettre en place (si vous jouez Tomb of Horrors, placer des arcs de personnages, qui plus est liés au thème, c’est pas gagné d’avance), mais ce sera très gratifiant pour tout le monde si vous y parvenez.
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4. Du surnaturel sans surnaturel
Tout au long de True Detective, de nombreux indices font penser qu’il y a quelque chose de surnaturel derrière le meurtre de Dora Lange. Rien que la posture de la victime, les symboles qu’elle arbore, les remarques de Cohle sur le côté rituel du meurtre laissent penser qu’il y a quelque chose de pas naturel derrière tout ça. La découverte du journal de la victime, où elle mentionne le Roi Jaune et Carcosa font tiquer les fans de Lovecraft. La vidéo où plusieurs hommes portant d’imposants masques d’animaux sacrifient Marie Fontenot semble tout droit tirée d’un rite païen. Et pourtant, à la fin, rien, pas de surnaturel, juste l’horreur humaine dans ce qu’elle a de plus vil. C’est très fort, le côté terre-à-terre de la vérité sur les meurtres surprend car on s’était posé de nombreuses questions sur leur côté surnaturel pendant l’enquête.
C’est facile à replacer en jeu de rôle. Quelle surprise pour vos investigateurs de l’Appel de Cthulhu de découvrir que leur enquête ne conduit qu’à une résolution sans surnaturel. Eux qui ont l’habitude de combattre goules, profonds et horreurs chasseresses seront dépaysés par la normalité d’un meurtrier on ne peut plus humain, dont l’esprit est dérangé suite aux sévices qu’il a subis pendant l’enfance et non suite à la lecture du Necronomicon. L’exemple de Cthulhu est évident, mais ça marche avec tous les jeux imbibés de surnaturel. Et même avec les autres, les rôlistes étant ce qu’ils sont…
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5. La demi happy end
Certes, à la fin de True Detective, Errol Childress est tué. Certes, Hart et Cohle sont réconciliés. Certes, Cohle subit une sorte d’épiphanie où il retrouve une certaine confiance dans la vie. Mais malgré tous ces éléments positifs, personne ne peut évoquer la fin de True Detective comme une happy end. Car on le sait, la famille Tuttle sera épargnée par l’enquête (on l’entend au journal télévisé à l’hôpital), et c’est pourtant cette lignée corrompue qui est à l’origine de nombreux meurtres, dont celui de Marie Fontenot. Les cinq hommes sur la vidéo, dont on devine que certains sont des notables de la famille Tuttle ou des proches, ne sont pas identifiés, encore moins inquiétés. Bref, certaines choses sont résolues de manière heureuse, mais le pire continuera.
La plupart des scénarios ou des campagnes de jeu de rôle se finissent bien. À moins d’avoir décimé le groupe de personnages, les héros auront retrouvé le sceptre aux sept morceaux ou empêché l’avènement de Nyarlathotep. Et encore, même si tous les persos du début de la campagne sont morts, d’autres seront venus les remplacer pour mener l’histoire à son terme. La demi happy end n’est donc si évidente à utiliser en jdr, mais c’est possible. Il faut pour cela laisser des éléments non résolus, ou résolus de manière insatisfaisante. Les arcs de personnage peuvent receler certains de ces éléments. En poussant le vice, vous pouvez résoudre de manière satisfaisante les arcs des personnages, et laisser irrésolue l’intrigue principale. Au fond c’est ce que fait True Detective. Le scénario peut aussi être écrit de manière à finir plutôt mal. Prenez « mourir dignement » dans 6 voyages en Extrême-Orient. L’objectif des PJ est résumé dans le titre. Difficile de faire moins happy end…
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Conclusion
La télé et le cinéma regorgent d’inspirations pour les MJ et les scénaristes. Mais il faut pouvoir faire le tri. True Detective est de ces séries qui marquent et qui sont utiles. Avez-vous d’autres exemples en tête ? Donnez des pistes en commentaire !